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« Le producteur ne peut rien imposer,

il doit tout obtenir »

 

 

MARGARET MENEGOZ

Productrice aux

Films du Losange

Palme d'or pour AMOUR de Michaël Haneke

Revenons  sur  votre  parcours. Comment avez-vous découvert le cinéma ? Y a-t-il  des  comédiens  ou  des  grands  films qui ont déclenché cette vocation ?

M. M. : Il ne s’agit pas du tout de ça. J’avais 5 ans quand on a été chassé de Hongrie et renvoyée en Souabe (région d’Allemagne, ndlr). Puis ensuite j’ai voulu apprendre le français et j’ai été en Suisse. J’ai répondu à une annonce d’une société produisant de petits films industriels. J’ai commencé ainsi en faisant du montage. Le premier court-métrage que j’ai signé comme assistante monteuse a été montré au Festival de Berlin. Comme je parlais plusieurs langues, les producteurs m’ont demandé de tenir un stand avec des brochures. Il y a un français qui est venu me demander où était la Poste et ce français, je l’ai épousé. C’était Robert Menegoz qui était metteur en scène de court-métrages. Je l’ai suivi un peu partout dans le monde car son travail nécessitait de beaucoup se déplacer. Comme les équipes de court-métrages sont très petites, c’est là où on apprend le mieux. Ensuite mon premier fils est né et j’ai dû m’installer à Paris et arrêter de voyager comme ça, avec un emploi plus stable. Le directeur du CNC de l’époque m’a alors recommandé à Barbet Schroeder et Eric Rohmer (qui ont créé ensemble les Films du Losange, ndlr). Ce dernier voulait aller tourner un film en Allemagne (La Marquise d’O). J’ai donc été engagée en 1975 comme « bonne à tout faire » dans cette encore toute petite société. Je tenais la maison pendant que ces deux metteurs en scène tournaient des films. Ils m’ont proposé de devenir ensuite gérante car nous n’étions que tous les trois. Grâce au fait que je venais d’Allemagne, on a pu produire Fassbinder, Wenders et étendre des antennes comme celles-ci là-bas. J’ai trouvé très vite ma place parce que j’ai toujours considéré que le producteur n’était pas le seul patron d’un film. C’est lui et le metteur en scène. C’est comme ça que la fabrication d’un film se déroule pour le metteur en scène et pour les finances.



C’est parce que vous avez travaillé avec Rohmer et Schroeder très vite que vous avez développé cette vision ?

M. M. : Oui mais aussi avec Jean Eustache ou d’autres. J’ai aussi été productrice exécutive pour Gaumont après Perceval Le Gallois de Rohmer, qui a été un échec. J’ai fait quelques films historiques pour eux, avec Wajda (Danton), Mauro Bolognini (La Dame aux Camélias), Depardieu (Tartuffe)... Ce dernier ne se souciait pas de savoir où placer la caméra d’ailleurs, son but était de tout faire cracher aux acteurs, capter le spectacle. J’ai beaucoup appris à cette période car j’avais des budgets conséquents, beaucoup de personnes et de moyens à gérer, contrairement à mes projets avec Rohmer qui avait un sens aigu de l’économie (tout ce qu’on dépensait devait être visible à l’écran). Après ça j’ai été complètement formée à la production.

Vous êtes donc très présente sur les tournages en tant que productrice. Vous vous rendez sur les plateaux ?

M. M. : Toujours

Même à l'étranger ?

M. M. : Oui, je fais en sorte de me mettre à la disposition du metteur en scène. Il faut être sûr qu’on fasse le même film et qu’on le fasse raisonnablement. Il y a parfois de très bons directeurs de production qui ont fait de l’assistanat de mise en scène. Ce sont mes profils préférés car ils savent qu’il faut travailler pour le plateau, et ne pas faire une organisation naviguant entre la régie et la direction de production. On doit tous aller dans le sens du metteur en scène.

Dans votre façon de travailler, vous allez à l’encontre de la hiérarchie typique du cinéma français ?

M. M. : En effet, on me reproche tout le temps de me mêler de tout, et je ne peux pas faire autrement.

 

 

 

 

 

 

 

 

Cela s’explique sûrement par le fait que vous avez aussi été productrice exécutive vous-même par le passé ?

M. M. : Je ne peux pas imaginer le travail du producteur sans qu’il exécute la production. Il y a deux parties dans ce travail, celle qui concerne le financement et réunir tous les moyens nécessaires au metteur de scène, et celle qui consiste à veiller par la suite à que tout se passe bien pour lui.

Il y a des changements tous les jours, on ne peut tout planifier à l’avance. Il faut donc faire le meilleur plan de travail possible et continuer à être présent derrière en tenant compte de toutes les nécessités de distance, de libertés d’acteur etc. Et cela je m’en mêle beaucoup.

Alors bien sûr quand il s’agit du Ruban Blanc entièrement tourné en Allemagne avec une équipe allemande, je suis beaucoup moins présente. Mais aussi parce-que j’avais entièrement confiance dans le producteur autrichien (qui s’occupait de la partie allemande du film). Mais les contrats des auteurs, des acteurs passaient par mes mains.



Et comment se sont généralement passés les choix des chefs de poste avec le réalisateur dans votre longue  filmographie (45 films environ). Comme vous revendiquez le fait d’exécuter la production, choisissez-vous le  chef opérateur, l’ingénieur du son, etc ?​

M. M. : Le metteur en scène propose des choix, moi également, et on se met ensuite d’accord ensemble. On ne peut rien imposer, il faut tout obtenir. Le producteur ne doit pas dire au metteur en scène que le film se fera comme ça et pas autrement. Il faut le faire de concert. Les directeurs de production sont d’ailleurs trop souvent arbitres entre la production et l’équipe, alors que je les engage, je les paye pour qu’ils représentent la production. Leur travail ne consiste pas à faire des arrangements pour l’équipe technique auprès de la production.

Et comment cela se passe t-il avec un réalisateur comme Haneke qui doit avoir l’habitude de travailler avec la  même équipe depuis toutes ces années ?
M. M. : Il n’a pas forcément l’habitude d’avoir la même équipe, suivant la nationalité du film: autrichienne, allemande ou française...

Pour Caché par exemple qui est franco-autrichien, j’ai dû répartir les techniciens car cela est lié au financement du film, à la génération de soutiens possibles en France ou en Autriche. Il faut exécuter ça au millimètre suivant le crédit d’impôt, la propriété des négatifs, le partage des recettes entre autres. Faire le bâtiment d’un film, c’est-à-dire la construction de la production, est un travail très minutieux.

Il faut peser les qualités artistiques de tel ou tel technicien mais je suis aussi ouverte aux suggestions. Si un chef opérateur me demande un chef électricien en particulier et que cela ne pose pas de problème financier, je dis oui immédiatement. Même chose s’il me suggère tel laboratoire et que cela n’entraîne pas des problèmes de co-production ou de financement. Je ne vais pas dire à un menuisier de travailler avec tel rabot.



Comme  vous  travaillez  beaucoup  en  co-production  et  donc  avec  des  techniciens  étrangers, est-ce  que  vous  considérez que les techniciens français sont mieux formés ?

M. M. : Non, sauf pour les ingénieurs du son. Par exemple, l’Italie est un pays qui a attaché de l’importance au son très tardivement et ça continue car si certains metteurs en scène pensent que sur la post- synchronisation, on peut améliorer le jeu des acteurs (en terme de diction, etc), d’autres considèrent que c’est une destruction de ce qu’ils ont fait au tournage.

Depuis que j’ai commencé ce métier, je sais que la France a toujours attaché une grande importance aux chefs opérateurs du son. Il y a une formation des ingénieurs du son grâce à l’exigence des metteurs en scène qui n’existaient pas dans les autres pays européens, même si cela commence doucement ailleurs.

Ainsi, dans toutes mes co-productions en partie françaises, le chef ingénieur du son est français.



​Depuis que vous avez commencé en 1975, comment décririez-vous l'évolution de votre métier ?

M. M. : Quand j’ai commencé, il n’y avait comme possibilité de recette que les salles de cinéma. Il n’y avait pas Canal + et on venait de faire exploser l’ORTF.

À l’époque, on était très inquiets car on pensait que la SFP allait devenir le tout puissant et unique producteur en France.


Et pourtant ils ont fait faillite. Il n’y avait pas non plus le marché vidéo / DvD ou encore les chaînes thématiques. On devait être bien plus perfectionniste pour pouvoir parler à un seul public : celui qui payait son ticket de cinéma, pas à des abonnés qui voyaient ou non ce qu’on avait réalisé.

Après, il y a eu beaucoup plus de possibilités de financements et parallèlement à cela, je constatais que les metteurs en scène « tour d’ivoire » (qui font leur œuvre et qui considèrent qu’après ce n’est plus leur problème) ont petit à petit complètement disparu. Je n’ai plus vu de metteurs en scène qui ne se préoccupent pas des spectateurs.



Abordons justement la liberté de création. Ceci est en lien avec la soirée qui vous rend hommage, puisqu’on  pourrait  dire  qu’aujourd’hui  la  censure  n’est  plus  explicite  - il  n’y  a  quasiment  plus  de  films  officiellement  censurés - mais implicite. Quel est votre avis sur cette forme de censure que représente le formatage, vous qui  produisez des réalisateurs assez atypiques comme Michael Haneke ou Romain Goupil ?

M. M. : Je vais vous répondre avec un exemple tout simple. Éric Rohmer avec qui j’ai commencé à travailler en 1975, me disait que : « si on a assez d’argent pour faire le film en 35 mm, c’était parfait. Si on n’a pas assez, on le fait en 16 mm. Et si on n’a vraiment pas assez, en 8 mm. L’essentiel c’est que mon histoire soit racontée ». Il est vrai que nous sommes à la fois dans l’artistique et dans une industrie.



​Mais  vous  trouvez  normal  qu’une  chaîne ne  puisse  imposer  à  un  producteur  d’enlever  certaines  scènes  qui  dérangent pour pouvoir diffuser le film en prime-time par exemple ?

M. M. : De toute façon, les chaînes passent de moins en moins des films d’auteur en prime-time. Cela fait des dizaines d’années que j’ai des discussions sur la co-production ou l’achat de films avec les chaînes de TV: en règle générale on me parle un quart d’heure du scénario et pendant trois autres quart d’heures du casting. Je n’ai jamais vu une chaîne qui a apprécié un scénario tout en demandant quelques modifications. C’est soit oui ou non. Ce qu’ils achètent en revanche avec le scénario, le casting, l’équipe technique, c’est la conviction du producteur et du distributeur. Je trouve cela normal car quand quelqu’un investit de l’argent dans un film, il doit veiller à ce qu’il soit correctement exploité. Parfois, il y a des projets qui arrivent sans distributeurs. Il y a donc effectivement une censure économique mais le prix d’un film se trouve aussi dans son scénario et pas ailleurs (on chiffre ce qui est écrit). Et si la parabole de Rohmer est applicable sur les supports, elle ne l’est pas sur les lieux de tournage ou les acteurs qui ne sont pas forcément interchangeables. C’est là où le lien entre producteur et metteurs en scène est très important. Si on sort d’un grand succès, on peut faire ce que l’on veut tandis que derrière un échec, on doit être prudent pour raconter son histoire. Ce n’est pas pour autant que les bonnes histoires sont les plus chères, je n’y crois pas du tout. La force du cinéma français est d’ailleurs de faire des films à petits budgets originaux, qui ont du succès en France mais aussi dans le monde entier. Cette diversité est notre point fort. Je ne crois pas que dans les commissions on sache s’il s’agit déjà d’un « film de marché », on ne peut le savoir qu’après. Il faut faire le film au mieux possible, tendre vers la perfection. On ne peut pas déduire non-plus à partir du scénario combien d’entrées le film va t-il engranger, comme le montrent les surprises au box-office de Polisse, The Artist et Intouchables. Il y a inversement des exemples comme Or Noir qui était très bien financé sur le papier. Il faut que le film soit dans l’air du temps, difficile à capter surtout qu’entre le moment où on propose un scénario et une fois le film achevé, beaucoup d’années peuvent parfois s’écouler. Même si le film est parfait, ça ne suffit pas: il faut cette rencontre avec l’air du temps.

Un dernier mot sur La Bataille d’Alger, que vous avez choisi pour votre Carte Blanche ?

M. M. : Je l’ai choisi avant tout car le thème était la censure. Je l’ai vu une première fois à Tunis où j’étais très mal à l’aise: on était les seuls européens dans la salle devant ce que décrit le film. Il s’agit d’un film de prise de conscience politique très important. Et il est de plus magnifiquement réalisé. Je connaissais pour des raisons familiales Gillo De Pontecorvo. Je trouve que sa carrière en France, ou plutôt sa non-carrière au moment de la première sortie était quand même un problème car le film est certes dur mais aussi magnifique et très juste. Le fait de ne pas le montrer pour aider à la digestion de la Guerre d’Algérie est, selon moi, criminel, alors qu’il permet justement de prendre conscience des événements.
 

 

 

 

 

Entretien réalisé en 2012 par Anne Bourgeois dans le cadre de la 12é édition.

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